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Tom Rockmore,

« Interprétations hégéliennes de Marx »

Jeudi 26 janvier 2012.

 

Marx est un grand penseur et, selon divers critères, un des plus importants des temps modernes. Le propre d’un grand penseur est de pouvoir parler à chaque génération. L’enjeu ici est de cerner ce que Marx peut nous apporter aujourd’hui sur le plan philosophique.

Comme pour tous les grands penseurs, la réception de Marx varie selon l’époque. La disparition de l’Union Soviétique a beaucoup fait pour détourner l’attention et du marxisme, et de Marx. Par la suite, le marxisme a beaucoup régressé. A part la Chine, où le marxisme sert toujours de référence, seuls quelques obscurs recoins du monde y font encore référence. Pourtant, même si aujourd’hui Marx attire moins l’attention que par le passé, il n’a, cependant, jamais été plus actuel. Qui pourrait aujourd’hui croire que les difficultés dont Marx s’occupaient au dix-neuvième siècle ont entretemps été résolues ? S’il était en train de disparaître de la scène, même de disparaître sur le plan intellectuel depuis l’éclatement du bloc soviétique, alors depuis l’émergence de la grande crise économique de 2007 il a, bel et bien, été ressuscité !

Bien que l’œuvre de Marx  porte sur plusieurs domaines, mon approche ici sera purement philosophique, et cela pour deux raisons. D’abord, je suis philosophe de formation. Ensuite, je suis convaincu que la dimension philosophique est paradoxalement l’aspect de la position marxienne le plus significatif, mais aussi le moins connu, tant de la part des marxistes, que de ses détracteurs ou que de ceux qui sont simplement neutres à son égard.

Ceci n’a rien de surprenant car il faut du temps pour comprendre un penseur réellement original. Une pensée vraiment innovatrice ne peut être comprise tout de suite, ni comprise dans son temps. L’histoire de la philosophie consiste à comprendre quelques rares penseurs importants, qui innovent en rénovant de fond en comble le débat en cours, en posant d’autres jalons, en adoptant d’autres critères, en transformant la discussion. Deux siècles après la mort de Kant, nous ne comprenons toujours pas, ne serait-ce que les lignes générales de la philosophie critique. Autant dire que l’interprétation d’une pensée conséquente n’est, ni simple, ni rapide.

Or, je pense que Marx appartient à ce petit groupe pour qui une bonne compréhension demande beaucoup de temps, voire même des siècles. Il s’agira ici de jeter des bases afin de « retrouver », ou peut-être tout simplement de « trouver » la philosophie marxienne en relisant le rapport de Marx à Hegel de façon non marxiste. Je pense, en effet, que ce rapport est crucial pour comprendre Marx.

Selon moi, et en fin de compte, Marx reste toujours hégélien. Je m’explique. Pour cela, je propose de cerner la contribution de Marx en le lisant autrement. L’idée de récupérer ou de retrouver un auteur, une position, une perspective, une théorie, est certes familière. Je partirai de la situation actuelle en évoquant rapidement le marxisme chinois. J’en connais quelque chose car j’y vais tous les ans depuis bientôt cinq ans pour enseigner un semestre à l’Université de Pékin. Je me rappelle encore de mai 68 en France lorsqu’on se disait facilement maoïste, surtout Sartre, mais alors que l’on ne connaissait rien ou presque de la Chine ou de la pensée de Mao. La Chine était  alors en pleine Révolution culturelle. Cette Révolution attire toujours les Occidentaux qui viennent faire un séjour dans le Royaume du milieu. Mais je n’ai  encore rencontré d’autochtone qui partage ce même état d’esprit.

Le marxisme règne toujours sans partage comme idéologie officielle dans ce vaste pays. A l’université, tout le monde doit suivre des cours de marxisme dans lesquels on lit des manuels officiels en guise des textes de Marx, mais peu s’y intéressent. Il y a partout des professeurs attelés à travailler sur le marxisme qu’on est censé étudier, mais ne pas critiquer, surtout ne pas critiquer ouvertement, ce qui pourrait créer des difficultés de carrière évidentes.

Le marxisme occidental sous toutes ses formes n’a que peu de choses à voir avec le marxisme officiel chinois ou même avec Marx sans doute. Comme Mao n’avait que très peu de bagages philosophiques, en Chine on ne passe que rarement par Hegel pour aborder Marx. Cette lacune, qui va à l’encontre de la pratique occidentale, n’a toujours pas été corrigée. En Chine, est déclaré « marxisme » ce que le parti communiste décide. Nul n’est surpris que Jiang Ze Min, qui fut un temps le grand timonier chinois, ait créé le nouveau slogan marxiste : riche est bien !

Autant dire qu’en Chine, comme par ailleurs, jusqu’à récemment Marx était bien mort, mort du moins sur le plan intellectuel. Or, il reste encore cliniquement mort dans certaines traditions, p. e. la tradition anglo-saxonne, où le débat vibrant sur Marx et le marxisme au milieu du siècle dernier s’est complètement éteint. En milieu anglophone, de nos jours, on parle très peu de Marx. D’éminents chercheurs  qui travaillaient jadis dans le jardin marxiste ont depuis disparu ou bien carrément changé de domaine.

Devant l’indifférence actuelle à son égard, on pourrait se demander si Marx a encore quelque chose à nous apporter, surtout sur le plan philosophique. C’est là une variation sur la question si pertinente que Croce a posée à Hegel il y à peu près un siècle. Je tenterai d’y répondre en esquissant quelques idées tirées de mon livre d’il y a presque dix ans sur Marx et le marxisme. Je pensais déjà qu’après l’effondrement du marxisme officiel en Europe, Marx ne pourrait nous parler qu’à condition d’aller au-delà du marxisme.

Quelques conditions pour relire la philosophie de Marx.

La position marxienne, qui souligne l’importance du contexte social, en dépend. Le déclin soudain du marxisme officiel présente une occasion pour faire ressortir le côté philosophique de Marx. Je voudrais donc indiquer quatre conditions afin de cerner la philosophie marxienne. Ces conditions relèvent (1) du marxisme, (2) de Hegel, (3) de l’économie politique, (4) et du modèle marxien de la société industrialisée moderne.

Les meilleurs commentateurs de Marx et du marxisme ne distinguent pas, ou bien ne distinguent pas assez, entre Marx et le marxisme. A titre d’exemple, citons les travaux de Jürgen Habermas, dont la critique de Marx s’applique bien au marxisme, mais pas à Marx, bien qu’il ne les distingue pas. Or, évidemment, la meilleure façon de comprendre les avis de Marx est de lire ses textes. Personne ne songerait à aborder Platon en lisant les platoniciens, ni Kant en lisant les kantiens.

La deuxième condition répond au besoin de revoir le rapport qu’il peut y avoir entre Marx et Hegel. Quand Marx était en train de forger ses armes, Hegel dominait le débat philosophique. Rien d’étonnant donc qu’il soit plus que simplement quelqu’un contre qui Marx réagit. Rien d’étonnant non plus que les idées de Marx soient enchevêtrées dans celles de Hegel. Hegel est bien entendu un vrai géant philosophique, un des plus grands sinon le plus grand, mais seulement un philosophe. En soulignant que Marx est finalement hégélien, je ne prétend pas pour autant que Marx soit seulement un philosophe, bien que la dimension philosophique soit centrale à ce qu’il fait.

Il n’est pas possible d’isoler la dimension philosophique de la position marxienne de sa dimension économique. Donc une troisième condition est de voir que l’influence hégélienne sur Marx est cruciale pour la critique que celui-ci intente à l’économie politique. A la différence de Kant, qui est un penseur a historique, sinon anti historique, Hegel est un penseur de bout en bout historique. Sous l’influence de Hegel, Marx pense que la science économique, en dépit de ce que pensent les économistes, est intrinsèquement historique.

La quatrième condition consiste à voir que la même optique historique qui détermine la critique marxienne de l’économie politique détermine aussi sa propre théorie de la société industrielle moderne. L’idée centrale de sa conception économique n’est ni la théorie de valeur, ni la théorie de l’aliénation, ni la conception du fétichisme, etc., mais au contraire sa compréhension du caractère transitoire de la société moderne.

A mon sens, il faudrait remplir ces quatre conditions afin de pouvoir cerner la philosophie marxienne. En ce qui suit, je me limiterai à commenter quelques idées philosophiques marxiennes. Or si j’ai raison, il en découle que, comme Marx est hégélien, ces idées philosophiques ne se laissent ni déduire, ni réduire à la négation des idées hégéliennes, d’une part, et  que sa position ne se situe pas en dehors, mais bien en dedans du cadre hégélien, d’autre part.

Pour comprendre le marxisme.

Comment comprendre le marxisme ? Il semble que ce terme fut employé pour la première fois by Plekhanov après la mort de Marx. Tout le monde sait que Lénine croyait que le marxisme n’était ni plus ni moins que le système de l’enseignement de Marx. Staline comprenait le léninisme comme le développement du marxisme dans la période impérialiste de la révolution prolétarienne en général et de la dictature du prolétariat en particulier.

Évidemment, nous sommes déjà très loin de Marx et du marxisme tel qu’il fut inventé par Engels. En effet, Il y a souvent confusion entre Marx et Engels. Cette confusion se comprend car : 1)Marx et Engels se sont fréquentés pendant plus de quarante ans ; 2) les textes de Engels sont faciles à comprendre, tandis que Marx , peut-être car il a reçu une éducation philosophique en bonne et due forme, écrit l’affreux sabir professoral allemand de son époque; 3)Engels souligne que Marx et lui professent une seule et même doctrine qu’ils ont formulée ensemble ; 4) et, enfin, Marx est souvent rangé parmi les économistes,  alors qu’Engels se présente modestement, mais peut-être même pas assez modestement, comme philosophe.

S’il est vrai de dire que Marx et Engels partagent la même perspective politique, il est faux de croire qu’ils partagent la même optique philosophique. Marx, qui a poursuivi des études philosophiques avancées, détenait un doctorat en philosophie. En revanche, Engels, qui ne termina même pas le lycée, n’a étudié la philosophie que de façon sporadique. Comme il lui manque une vraie formation philosophique, son niveau philosophique ne dépasse et ne peut dépasser celui d’un amateur. Pourtant des générations de marxistes, qui souvent ne disposent eux non plus pas de formation philosophique adéquate, recherchent la vérité philosophique dans ses textes. Ainsi, dans Matérialisme et Empiriocriticisme, si Lénine cite Engels des centaines de fois, il ne cite Marx qu’une seule  fois.

De même que les positivistes du Cercle de Vienne, Engels affiche un empirisme scientifique. Il dit que praxis et industrie suffisent pour venir au bout de la chose en soi inconnaissable. Cette affirmation connue, qui a choquée quelqu’un d’aussi orthodoxe que Lukács, nous intéresse à deux chefs. Elle indique que Engels ne comprend pas un concept fondamental de Kant qu’il récuse pourtant. Elle indique aussi sa foi illimitée dans la science contemporaine pour résoudre même les questions philosophiques.

Engels, qui ne connaît pas bien la tradition philosophique, s’en fait une idée somme toute schématique en puisant chez d’autres. Il croit, comme Heine, que la tradition philosophique allemande, sinon la tradition philosophique tout court, atteint son apogée et sa fin chez Hegel. Engels s’appuie ensuite sur Fichte et Schelling. Or Fichte pense qu’on est soit idéaliste, soit matérialiste, mais pas les deux à la fois. En revanche, Schelling croit que la philosophie négative, position qu’il attribue généreusement à Hegel, ne peut comprendre l’existence, qui est pourtant comprise par la philosophie positive qu’il s’attribue.

Engels s’appuie sur Fichte et Schelling pour formuler sa propre perspective. Selon Engels, l’idéalisme « descend » de la pensée à l’être qu’elle ne peut comprendre, tandis que le matérialisme « remonte » du réel à l’idée qu’il est seul à même de saisir. Autrement dit, l’idéalisme ne peut connaître ce que le matérialisme connaît. Selon Engels, Hegel, ou peut-être Feuerbach, Engels n’est pas clair sur point, nous montre la sortie de l’idéalisme vers la connaissance positive du monde réel. En critiquant Hegel, Feuerbach affiche un matérialisme incomplet, complété ensuite par Marx.

L’analyse philosophique d’Engels est sans le vouloir clairement ironique. En empruntant ses concepts de base aux grands idéalistes allemands, il essaie, non sans mal, de retourner la philosophie contre elle-même afin de sortir de la philosophie, tout en prétendant résoudre ainsi les questions philosophiques dans la science marxiste.

Depuis Engels, le marxisme s’est beaucoup développé. Je voudrais dire un mot, mais seulement un mot, au sujet du marxisme hégélien créé principalement par Lukács. Le marxisme hégélien se distingue des marxismes précédents par le degré de sa connaissance de Hegel, connaissance qui pour la première fois fut suffisante pour analyser le rapport complexe de Marx au grand philosophe allemand. D’autres savaient bien que ce rapport était tout simplement crucial pour comprendre Marx. Mais personne avant l’émergence du marxisme hégélien n’avait jamais possédé les connaissances nécessaires de Hegel.

Bien qu’il fît beaucoup de progrès plus tard, il est possible que Marx ne connaisse pas assez Hegel pour vraiment fonder sa critique précoce de ce dernier. Marx, qui possède une formation philosophique complète selon les barèmes de son époque, se targue de comprendre Hegel dès l’âge de 18 ans ! Bien qu’il essaie d’en prendre la mesure dans les Manuscrits de 44, il n’est pas sûr qu’il ait bien compris ce grand philosophe. Ô combien plus difficile était la tâche d’Engels, qui en philosophie n’était qu’un autodidacte. Son appréciation de Hegel, dont il ne connaît pas bien les écrits, est assez primaire, semblable peut-être à celle d’un étudiant de première année de faculté.

Engels, qui parle en même temps pour Marx et lui-même, suggère qu’en critiquant la philosophie hégélienne, leur point de départ, ils sortent ainsi de la philosophie, somme toute idéologique, en adoptant une conception matérialiste de l’histoire. Cela revient à attribuer une perspective extra philosophique, mais matérialiste et non idéologique, à Marx. Il y a là un paradoxe évident. Si le rapport à Hegel constitue la clef de voute de Marx, comme Engels ne connaît pas bien Hegel, il n’est donc pas en mesure de comprendre Marx, surtout pas en mesure de le comprendre sur le plan philosophique, donc pas en mesure de comprendre l’apport philosophique de Marx.

Engels se place sur le plan de la distinction marxiste entre le vrai et le faux, entre la science et l’idéologie. Selon lui, les philosophes en général, et Hegel en particulier, ont la tête dans les nuages, mais Marx et Engels, ou bien Marx seulement, aurait/auraient les pieds sur terre. Il y a donc un clivage complet et parfait entre idéologie et science. Car la philosophie ne transmet qu’un reflet déformé de la société qui est elle-même déformée au stade capitaliste. Mais la pensée scientifique pénètre au-delà de fausses apparences pour saisir le vrai.

Pourtant, la distinction entre science et idéologie est elle-même idéologique. Il est aussi faux de dire que la philosophie relève de l’idéologie et qu’elle est par conséquent fausse, que de prétendre que toute affirmation scientifique est vraie. Ce schéma simple, mais aussi simpliste, ne suffit pour comprendre ni Hegel ni Marx, ni même leur rapport. Ne serait-ce que pour comprendre Marx sur le plan philosophique, il faudrait s’y prendre autrement. Or, comment faire ?

Engels essaie d’identifier une rupture complexe entre Marx et Hegel, entre science et philosophie, entre matérialisme et idéalisme, entre le vrai et le faux. Or le concept de rupture est difficile. La philosophie ne procède jamais par bonds, ni par « coupure épistémologique », mais par une évolution lente où des idées, des prises de position, des perspectives se déplacent lentement en faveur d’autres possibilités. A titre d’exemple, considérons l’idéalisme allemand. Or il n’y a point de rupture entre les grands idéalistes allemands : ils réagissent les uns aux autres en déplaçant sensiblement la discussion. Mais ce faisant, aucun ne rompt, ni avec la philosophie, ni même avec l’idéalisme.

Comment relire Hegel de façon non marxiste ?

Il est indispensable, afin de comprendre Hegel, de se pencher sur son rapport à Kant, rapport présent partout dans l’œuvre hégélienne. Il y a de multiples façons de lire Hegel, dont la pensée puise ses origines dans son premier texte philosophique au titre énigmatique : Différence des systèmes de Fichte et de Schelling (Differenz des Fichte’schen und des Schelling’schen Systems der Philosophie). On y trouve un Hegel très critique de Kant, mais aussi très près de l’esprit, sinon de la lettre, de la philosophique critique. Contre toute attente, Hegel y adopte une perspective archi kantienne. Il ne peut y avoir qu’un seul vrai système : le kantien. Fichte et Schelling, de l’avis de Hegel ses seuls contemporains philosophiques, présentent des variations sur le thème kantien, donc des pensées kantiennes. Autrement dit, le kantisme ne s’arrête pas dans la philosophie critique, mais se prolonge chez les post kantiens idéalistes allemands.

Comment Hegel comprend-il la philosophie critique ? Selon lui, la pensée kantienne n’est authentique que là où elle est spéculative. La spéculation philosophique culmine dans le concept d’identité, qui est une forme de l’aperçu copernicien génial de Kant. Il s’agit de la deuxième et dernière approche épistémologique kantienne.

En simplifiant, disons que Kant avance deux approches épistémologiques incompatibles. Dans la première édition de la Critique de la raison pure, il propose sa propre version de la théorie causale de la perception bien connue, approche cognitive aussi populaire qu’importante en philosophie moderne. Il y a pourtant un changement de vocabulaire. Au lieu de parler de la perception, Kant évoque la représentation ainsi que l’apparence. Mais le fond de l’approche épistémologique reste le même.

Pourtant,  dans la deuxième édition de son grand traité, Kant se distance de l’approche basée sur la représentation. En effet, elle n’explique pas comment connaître un objet cognitif indépendant, objet sans lien cognitif au sujet. Il propose, à la place de la représentation, que le sujet dans un sens que Kant n’arrivera pas à élucider « construise » l’objet cognitif comme condition de le connaître. Il s’agit là de ce qu’on appelle souvent la Révolution copernicienne, terme que Kant n’emploie jamais pour désigner sa pensée, mais que d’autres comme Schelling et Reinhold employaient déjà de son vivant pour faire référence à la philosophie critique. La différence immense entre les deux conceptions de la connaissance peut se résumer comme suit : au lieu de trouver, découvrir ou tirer au clair ce qu’on connaît, il faut au contraire le construire, le produire, ou encore en quelque sorte le faire.

Exception faite de Schelling, l’idéalisme post kantien suit grosso modo le chemin constructiviste ouvert par Kant. Hegel, p. e. décrit le processus épistémologique comme un va-et-vient entre l’objet cognitif et son concept, à savoir la théorie formulée pour le saisir. Afin de connaître un objet extérieur, il faut formuler une théorie adaptée à l’expérience, théorie qu’on testera ensuite. Il n’y a que deux possibilités : ou bien théorie et objet cognitif correspondent et le processus de connaissance est d’ores et déjà terminé, ou bien ils différent, auquel cas il faut modifier la théorie, ce qui entraine immanquablement une modification de l’objet.

Rappelons pour mémoire que Kant présente, non pas une, mais bien au contraire deux approches de la connaissance : celle dite représentationaliste et celle dite constructiviste qui ressort de la révolution copernicienne. La théorie de la perception causale, qui se prolonge dans l’approche dite représentationaliste, dépend de la causalité externe. L’approche constructiviste qui entre dans la tradition idéaliste allemande à partir de Kant, se détourne de la causalité externe pour privilégier l’activité épistémologique du sujet. La théorie de connaissance post kantienne idéaliste allemande reprend en l’améliorant la révolution copernicienne de Kant.

Comment relire le rapport de Marx à Hegel ?

Or le rapport de Kant à Hegel est compliqué. Ou bien l’idéalisme allemand commence avec Kant, ou bien il commence après lui, p. e. chez Reinhold, qui fut le premier à tenter une reformulation de la philosophie critique. Si Kant et Hegel appartiennent à l’idéalisme allemand, le rapport de Hegel à Kant concerne deux formes de l’idéalisme. Mais si Hegel est idéaliste et Kant ne l’est pas, alors le rapport de Hegel à Kant oppose une forme de l’idéalisme à la philosophie critique qui, elle, n’est pas idéaliste.

Afin de comprendre, il faudrait décrire l’idéalisme. Si l’idéalisme concerne l’idée, alors la théorie des idées fait de Platon un idéaliste avant la lettre. Au début du vingtième siècle, G. E. Moore affirme que l’idéalisme nie l’existence du monde extérieur. Mais comme aucun idéaliste ne l’a jamais fait, il s’agit là d’une sorte de canular philosophique, en somme la réfutation de personne. Selon Engels, les idéalistes inversent le rapport entre pensée et être. Pourtant, si on s’en tient à la révolution copernicienne, l’idéalisme relève d’une stratégie constructiviste.

Marx, en reprenant l’approche constructiviste, est donc idéaliste dans ce sens. Le constructivisme repose sur un concept de sujet fondamentalement actif. Le sujet marxien produit de la marchandise, des rapports entre les hommes et les choses ainsi que ceux entre les hommes, et finalement se produit dans le contexte social qu’il auto-construit. L’histoire humaine est censée culminer dans l’individualité. Ce qui n’est pas possible au stade capitaliste serait enfin possible au stade communiste. En s’auto-produisant au sein de la société qu’il produit, l’être humain produit aussi la transition du capitalisme au communisme, du stade de la préhistoire au stade de l’histoire enfin humaine.

L’être humain se construit en même temps que la société. L’ontologie marxienne sociale et constructiviste est ensuite doublée d’une théorie de la connaissance constructiviste. En fin de compte, nous ne pouvons connaître le monde social que puisque nous l’avons en quelque sorte « fait ». Marx suit ici Vico qui pense que l’histoire se distingue de la nature en ceci : nous l’avons faite, donc nous pouvons la connaître. Autrement dit : faire et savoir, qui ne font qu’un, se basent dans l’activité humaine.

Quelques conséquences d’une relecture non marxiste du rapport de Marx à Hegel.

Marx est paradoxalement à la fois hégélien et plus que hégélien. Afin de comprendre Marx, il faut bien connaître Hegel. Quoiqu’on le dise souvent, il est faux de croire à une rupture entre Marx et Hegel, et vrai de croire à ce qu’on appelle en d’autres circonstances : une « continuité avec ouverture», à savoir une continuité innovante.

On aurait tort de vouloir substituer Marx à Hegel, mais aussi tort de vouloir les isoler l’un de l’autre. Un grand penseur ne laisse jamais les choses en l’état où il les trouve. Il transforme le débat en repensant les questions en cours et en soulevant d’autres pour lesquelles il essaie de trouver de nouvelles réponses. Mais cela ne veut pas dire qu’il sort du champ philosophique pour autant.

Marx, grand penseur qu’il est, ne travaille pas uniquement dans le chemin ouvert par Hegel, mais le déborde constamment dans tous les sens. Sa pensée philosophique intègre aussi des emprunts à d’autres penseurs. En réagissant à Hegel, dont le concept de sujet est censé faire défaut, Marx se tourne vers Fichte pour trouver une première mouture du concept de sujet toujours actif et jamais passif.

L’ombre d’Engels, qui inventa le marxisme, pèse toujours sur l’interprétation du rapport de Marx à Hegel, rapport qu’Engels n’est pas en mesure de comprendre, puisqu’il ne connaît pas assez bien Hegel. Mais lorsqu’on relit le rapport de Marx à Hegel autrement, on comprend aussi Marx autrement. Sans pouvoir développer tous ces exemples ici, en voici quelques uns. Ils concernent : idéalisme et matérialisme, les phases de l’évolution de la pensée de Marx, philosophie et économie, la méthode marxienne et la théorie du reflet.

La distinction entre matérialisme et idéalisme, souvent comprise comme pierre angulaire du marxisme, est difficile. Il ne s’agit pas d’une distinction entre ce qui est philosophie et ce qui ne l’est pas. Car le matérialisme est évidemment une option philosophique souvent discutée, p. ex. au milieu du dix-neuvième siècle par Lange et connue depuis la Grèce antique. Or, quoi qu’on en dise, Marx, qui écrivit sa thèse de doctorat sur la « Différence entre la Philosophie de la Nature de Démocrite et celle d’Épicure », n’est pas « matérialiste » dans un sens permettant de trancher entre matérialisme et idéalisme. Depuis Fichte, on comprend souvent « matérialisme » comme « réalisme », mais aucun idéaliste ne récuse le réalisme, aucun n’est donc « irréaliste ». Autrement dit, suivant l’idée qu’on s’en fait, « idéalisme » et « matérialisme «  sont compatibles et non pas incompatibles.

Qu’en est-il de la théorie notoire du reflet (Widerspiegelungstheorie) ? Ce concept n’est pas unique au marxisme. F. Bacon, Wittgenstein et d’autres en parlent, et Rorty le critique. Engels importe cette approche dans le marxisme où elle est ensuite avalisée par Lénine.

La théorie du reflet, qui n’est qu’une forme de la représentation, est difficile. Il n’est pas possible de savoir qu’une représentation représente sans avoir un autre accès au représenté qu’au travers de la représentation. Autrement dit, on ne peut jamais savoir qu’un supposé reflet en fait reflète (fidèlement) quelque chose. D’autre part, Marx, tout comme Hegel, est un penseur résolument historique. Pourtant, une théorie du reflet n’est pas historique, mais a-historique ou même anti historique. Car il n’y a pas et ne pourrait y avoir de reflet de ce qui change.

De toute façon Marx, qui ne souscrit pas à la théorie du reflet, défend une autre approche. Dans l’introduction des Grundrisse, il se rapproche de Hegel en disant qu’il ne s’agit pas de saisir le réel de façon immédiate, il s’agit au contraire de construire un système conceptuel pour saisir au niveau de la pensée le contenu de l’expérience de la conscience. C’est là une forme du concept idéaliste d’identité sous sa forme hégélienne.

Quel est le rapport entre philosophie et économie chez Marx ? La réponse en est que la conception marxienne d’économie se base sur un concept d’être humain actif. Comme ce concept est purement philosophique, il n’est point possible de trouver une ligne de partage entre le jeune Marx et le Marx d’âge mûr. Au fur et à mesure qu’il avance en âge, Marx creuse cette notion en approfondissant et étendant une seule et même vision. A mon sens cette vision était là au début et elle est encore là à la fin. Il est donc faux de croire que plus tard il laisserait la philosophie derrière lui, p. ex. en abandonnant le concept d’aliénation, pourtant présupposé par la théorie de la valeur.

Il est temps de conclure. Il était question ici de repenser le rapport de Marx à Hegel et d’en tirer quelques unes des conséquences qui s’imposent. Le résultat peut se dire en empruntant quelques mots clefs à Marx. De même que le prolétariat n’est pas le fossoyeur du capitalisme, Marx n’est pas le fossoyeur de l’idéalisme allemand. Lorsqu’on relit le rapport de Marx à Hegel de façon non marxiste, on s’aperçoit que Marx n’est pas anti idéaliste. Il est au contraire un idéaliste allemand, en fait le tout dernier des grands idéalistes allemands.